Quand l’absence devient désir

Quand l’absence devient désir

La pluie avait commencé en fin d’après-midi, comme un voile discret posé sur la ville. Dehors, les réverbères étiraient des halos dorés sur l’asphalte brillant. Dedans, le silence prenait doucement toute la place.

Elle referma la porte derrière elle, posa son sac dans l’entrée et resta quelques secondes immobile, le dos contre le bois, à écouter son propre souffle. La journée avait été longue, pleine de voix, de mails, de réunions. Mais depuis ce matin, il y avait autre chose, comme une note de fond qui revenait sans cesse : une image, un message, un prénom qu’elle n’osait même plus murmurer à voix haute.

Son amant.

Il n’était pas là ce soir. Un déplacement, un agenda qui se télescope, la vie qui s’interpose. Pourtant, tout en elle semblait encore accordé à lui : sa façon de sourire, la chaleur de ses mains, le timbre de sa voix quand il approchait trop près de son oreille. Il suffisait d’y penser pour que quelque chose se mette à vibrer sous sa peau.

Elle laissa tomber ses chaussures, alluma seulement la lampe du salon. La pièce se remplit d’une lumière douce, presque chaude. Elle aimait ce moment où l’appartement devenait un cocon, où le monde extérieur restait de l’autre côté des vitres. Elle fit quelques pas jusqu’au canapé, effleurant au passage le dossier du fauteuil, la table basse, comme pour apprivoiser l’espace à nouveau.

Sur le meuble, son téléphone vibra discrètement. Un simple “Tu me manques ce soir” s’afficha. Rien de plus. Mais elle entendit presque sa voix derrière ces mots. Son ventre se serra légèrement. Elle répondit à peine, quelques phrases, un sourire virtuel. Puis, plutôt que de se perdre dans une conversation qu’elle savait frustrante à distance, elle posa l’écran face contre bois.

Il y a quelques jours, presque par jeu, elle avait erré sur un site de jouets pour adulte qui l’avait surprise par sa délicatesse, son esthétique, cette manière de parler du plaisir sans violence, sans vulgarité : VibeandLove.fr. Elle s’y était attardée plus longtemps que prévu, glissant d’une page à l’autre comme on feuillette un livre interdit mais délicieusement beau. L’idée d’oser s’offrir quelque chose pour elle seule l’avait d’abord fait sourire… puis avait continué à la hanter.

Le colis était arrivé plus vite qu’elle ne l’aurait cru. Emballage neutre, presque trop sage, mais à l’intérieur… la promesse d’autre chose. Elle n’avait pas encore vraiment pris le temps. Elle avait ouvert, touché, observé. Puis refermé le coffret comme on garde un secret trop précieux pour être dévoilé à la hâte.

Ce soir, pourtant, quelque chose était différent. Peut-être parce qu’il n’était pas là. Peut-être parce qu’elle avait besoin de sentir qu’elle pouvait, elle aussi, se suffire, se choisir, se donner à elle-même ce qu’elle attendait parfois des autres.

Elle se leva, traversa le couloir à pas lents. Dans sa chambre, les rideaux tirés filtraient la lumière de la rue. Elle alluma une petite lampe sur la table de nuit, celle qui donnait à la pièce ce ton doré qu’il avait un jour comparé à “la couleur de ta peau quand tu viens de rire”.

Sur le tiroir du bas, le coffret l’attendait, discret. Elle le prit entre ses mains, sentit le carton souple glisser contre ses paumes. Il y eut une seconde d’hésitation, ce reste de pudeur qui lui murmurait qu’elle exagérait, qu’elle dramatisait peut-être ce simple manque. Puis elle pensa à son message, à cette absence qui remplissait les murs, et le poids dans sa poitrine se transforma en une autre forme de tension.

Elle ouvrit.

Le contact fut immédiat : une matière lisse, douce, presque tiède sous ses doigts. Elle le fit tourner lentement dans sa main, comme pour l’apprivoiser une seconde fois. Ce n’était pas seulement un objet. C’était l’incarnation concrète de cette décision silencieuse : ne plus attendre que le désir vienne de l’extérieur, apprendre à le cultiver en elle.

Assise au bord du lit, elle laissa sa nuque retomber contre le mur. Tout s’allégeait : les bruits de la rue, les pensées de la journée, les “il faut” et les “je dois”. Ne restaient plus que son souffle, le glissement du tissu de son vêtement contre sa peau, le battement un peu trop vif de son cœur.

Elle pensa à lui, à la façon dont il la regardait quand il croyait qu’elle ne le voyait pas. À ses mains qui savaient exactement où s’arrêter, juste à la limite du supportable. Elle ferma les yeux, laissa les images se superposer aux sensations qui montaient doucement, loin de tout geste brusque.
Chaque frisson prenait racine dans une mémoire : un baiser volé dans un ascenseur, leurs rires étouffés dans un couloir d’hôtel, le grain de sa barbe au creux de son cou.

Elle n’avait pas besoin de le voir pour sentir sa présence. Il suffisait qu’elle se souvienne. Qu’elle s’écoute. Que, pour une fois, elle accompagne elle-même ce désir au lieu de le retenir. Ses doigts se firent plus sûrs, ses épaules se détendirent, le temps se mit à perdre ses contours.

Dans un coin de sa conscience, elle se promit de lui raconter un jour. Ou peut-être pas. Peut-être garderait-elle ce moment pour elle seule, comme une preuve silencieuse qu’elle pouvait l’aimer, le désirer, et en même temps ne pas s’oublier.

La pluie, dehors, continuait de tomber en fines lignes régulières. Sur l’écran de son téléphone, une nouvelle notification s’alluma, mais elle ne la vit pas. Cette nuit-là, pour la première fois depuis longtemps, elle avait choisi de ne pas combler le manque, mais de le transformer. En chaleur. En douceur. En un plaisir qui lui appartenait entièrement.